LE MONDE | 03.09.07 | 15h27 • Mis à jour le 03.09.07 | 15h27
KRATIE (CAMBODGE) ENVOYÉ SPÉCIAL
De Kratie, sur la rive orientale du Mékong, dans le centre du Cambodge, une magnifique route file vers le nord en direction de la frontière laotienne. Elle l'atteindra, sur l'autre rive, une fois achevé un nouveau pont franchissant le fleuve. C'est "la route chinoise", construite depuis plusieurs années par les ingénieurs civils de la République populaire. Quelque 1 000 kilomètres plus au nord, l'ouvrage rejoindra le réseau de routes réalisé par Pékin, depuis la fin du XXe siècle, au Laos septentrional, pour finalement atteindre la frontière de la province chinoise du Yunnan.
Mais, pour l'heure, les premiers utilisateurs de cet axe n'ont guère en tête le développement de cette contrée déshéritée, qui vit principalement des ressources du Mékong, modérément navigable en cette partie de son cours. Ce sont surtout les prédateurs de la forêt tropicale qui se sont installés. Des centaines de cahutes de bambou sur pilotis sont apparues sur les bas-côtés. Elles abritent des hommes armés d'instruments de coupe de bois et leurs familles. Un peu plus loin, on les voit recevoir les instructions de leurs employeurs. Objectif : organiser des campagnes de déforestation plus ou moins légales et bien éloignées des promesses faites à la communauté internationale par le gouvernement en vue de préserver la forêt tropicale.
En juin, l'ONG Global Witness, basée en Grande-Bretagne, a produit un rapport accablant, de près de 100 pages, principalement consacré aux pratiques en matière d'exploitation de la rente forestière par les réseaux affairistes entourant le premier ministre, Hun Sen, l'homme fort du royaume. Intitulé ironiquement "Les arbres généalogiques du Cambodge", le rapport met en cause plusieurs proches de M. Hun Sen : son épouse Bun Rany ; un cousin Dy Chouch (dit Hun Chouch) ; divers membres de la parentèle, couples amis, relations d'affaires... et le ministre de l'agriculture et des forêts, Chan Sarun.
Global Witness avait été autorisée, par le gouvernement, à ouvrir une représentation au Cambodge afin d'officier en qualité d'observateur indépendant, sur le terrain, des efforts consentis en 1999 par M. Hun Sen, sous la pression des instances internationales, en vue de mettre de l'ordre dans cette activité lucrative.
"Au vu de la détérioration de la situation au plan de sa sécurité, (l'ONG) a fermé son bureau de Phnom Penh en septembre 2005." Les informations du rapport recueillies par ses employés et volontaires expliquent cette mesure : c'est une fresque noire où s'accumulent pratiques de népotisme, attributions illégales de droits, intimidations musclées, enlèvements physiques de rivaux, assassinats d'agents d'ONG. Le tout forme un faisceau convergeant vers une cabale de "barons du bois", occupés à piller l'une des dernières réserves d'essences tropicales précieuses.
Des gardes-forestiers à la recherche de coupeurs de bois clandestins dans une forêt au Cambodge en octobre 2002.
La rapidité du phénomène est frappante. Selon la FAO, le Cambodge aurait perdu 30 % de sa forêt primaire entre 2000 et 2005. La surface boisée totale du pays, selon des experts cités par d'autres sources, serait passée de 75 % dans les années 1980 à moins de 50 %. Faux, réplique M. Hun Sen : elle était, dit-il, de 58 % en 1997 et était déjà remontée à 61 % en 2002. Le premier ministre y voit le résultat de sa politique ayant permis de mettre fin à l'insurrection des Khmers rouges, au pouvoir de 1975 à 1979, eux-mêmes grands prédateurs forestiers - mais aux moyens réduits. Comme en d'autres pays, la forêt tropicale cambodgienne, temple de biodiversité, a nourri le cycle guerre- contrôle des ressources-guerre...
Aujourd'hui, les choses sont plus institutionnalisées. En deux décennies, des compagnies aussi puissantes qu'opaques - Cherndar Plywood, Mien Ly Heng, Kingwood Industry, Everbright CIG Wood - ont mis la main sur les exclusivités d'exploitation. Elles associent souvent des acteurs locaux aux intérêts d'affaires régionaux : Singapour, Indonésie, Taïwan, et, nouvelle venue, la Chine populaire. De temps à autre, l'une est énergiquement persuadée de céder ses intérêts à une nouvelle firme montante. Lia Chun Hua en a notamment fait les frais. D'origine chinoise, l'ex-directeur exécutif de Kingwood, est retenu en otage, depuis août 2002, au siège de sa compagnie, à une vingtaine de kilomètres au nord de Phnom Penh. Il serait toujours en vie après avoir signé tous les papiers cédant les avoirs de la firme à Seng Keang, ex-épouse du cousin de M. Hun Sen et amie de la femme du premier ministre...
Les volumes débités peuvent être considérables. En mai 2004, selon l'ONG, le ministère de l'agriculture a ainsi commandé à un exploitant de Taïwan une quantité de fûts d'arbres précieux permettant de recouvrir l'équivalent de 1 580 courts de tennis. Ce bois était destiné à fabriquer le mobilier et décorer la nouvelle Assemblée nationale.
Des schémas gouvernementaux sont montés de toutes pièces, hors du contrôle du Parlement, pour asseoir le système, selon Global Witness. Une plantation d'hévéas de Tumring a été inaugurée en fanfare, en 2001, au coeur de la forêt de Prey Long, au centre nord du pays, la plus vaste forêt d'essences à feuilles persistantes en basses terres d'Asie du Sud-Est. Six ans plus tard, la "plantation" n'a pas produit une goutte de résine de caoutchouc mais la forêt est très entamée. Pourtant, M. Hun Sen avait assuré à la population conviée à la cérémonie d'ouverture : "Jamais je ne vous escroquerai !" En 2006, l'exploitant principal, la Colexim (associée à une firme Okada, du Japon) et le gouvernement préparaient des plans pour de "nouvelles plantations d'hévéas" dans le secteur.
Sur environ 5 000 km², Prey Long est à la fois un vaste réservoir de biodiversité et un régulateur hydraulique important à proximité de l'immense lac Tonle Sap, poumon écologique et économique du Cambodge. Selon des experts de la Banque mondiale, le taux d'exploitation de la forêt cambodgienne est plus de cinq fois supérieur à celui qu'elle peut supporter.
En aval des coupes légales ou sauvages, tout un échafaudage de prestations (transformation partielle, transports, export) s'est monté, souvent à l'aide de sous-traitants. Au coeur de ce dispositif, selon Global Witness et d'autres sources indépendantes, la Brigade 70, une unité militaire inféodée à M. Hun Sen, qui loue à bon prix ses camions pour les transports illicites, entre autres services. Un "syndicat criminel multi-activités", affirme l'ONG.
En juin, le rapport a fait une victime collatérale. Pour en avoir publié des extraits, le quotidien Cambodge Soir a été fermé. C'était le seul quotidien d'informations générales financé par la francophonie dans la région.
0 nomades:
Enregistrer un commentaire